Maître Eckhart enseignait que la vie éveillée est productrice de joie. Le lecteur moderne ne prêtera peut être pas toute l'attention qu'il convient au mot « joie » qu'il lira comme si Eckhart avait écrit « plaisir ». Cependant, la distinction entre joie et plaisir est essentielle, surtout par rapport à la différence entre le mode être et le mode avoir. Comme nous vivons dans un monde de « plaisirs sans joie », il n'est pas facile d'apprécier la différence.
Qu'est-ce que le plaisir? Bien que, dans la pensée populaire, le mot soit employé de différentes façons, sa meilleure définition semble être : la satisfaction d'un désir qui, pour être satisfait, n'exige pas d'activité (dans le sens de vie éveillée). Ce plaisir peut être d'une grande intensité : le plaisir de remporter un succès social, d'augmenter ses revenus, de gagner à la loterie ; le plaisir sexuel conventionnel ; manger à « satiété » ; gagner une course ; l'état d'exaltation procuré par la boisson, la transe, la drogue ; le plaisir de satisfaire son sadisme ou sa passion de tuer ou de mutiler ce qui est vivant.
[...] Les plaisirs des hédonistes radicaux, la satisfaction d'appétits toujours nouveaux, les plaisirs de la société contemporaine produisent différents degrés de surexcitation. Mais ils ne sont pas générateurs de joie. En réalité, l'absence de joie rend nécessaire la quête de plaisirs toujours plus neufs, toujours plus excitants.
[...] La joie n'est pas une flambée extatique du moment. La joie est la lumière resplendissante qui accompagne l'« être ».
Le plaisir et l'excitation sont propices à la tristesse dès que le prétendu sommet a été atteint ; car le plaisir a bien été ressenti, mais le vase qui le contenait n'a pas grandi ; les pouvoirs intérieurs ne se sont pas accrus ; on a essayé de percer l'ennui de l'activité improductive et, pour un instant, l'individu a rassemblé toute son énergie... à part la raison et l'amour. On a tenté de devenir un surhomme, sans même réussir à être humain. Au moment du triomphe, on semble avoir réussi, mais le triomphe est suivi d'une profonde tristesse : parce que rien n'a changé en soi-même. Le dicton Post coïtum animal triste est exprime le même phénomène en ce qui concerne le sexe sans amour, qui est l'« expérience d'un sommet », d'une excitation intense, donc riche en plaisir, et nécessairement suivie d'un sentiment de déception dès qu'elle prend fin. La joie, dans le sexe, n'est éprouvée que quand l'intimité physique est en même temps l'intimité de l'amour.
Comme on peut s'y attendre, la joie joue nécessairement un rôle essentiel dans les systèmes religieux et philosophiques qui proclament l'être comme le but de la vie. Le bouddhisme, tout en rejetant le plaisir, conçoit un état de Nirvāna, un état de joie qui apparaît dans les récits et les représentations de la mort de Bouddha. (Je suis reconnaissant au regretté D.T. Suzuki de m'avoir rendu cela évident en me montrant une image célèbre de la mort de Bouddha.)